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Je suis charrette", une expression disséquée
par Giorgione •
Deux collègues aménagent leur emploi du temps; l’une propose à l’autre un créneau supplémentaire de deux heures; en profitera-t-elle? «Je ne sais pas, répond-elle; mais si je suis charrette, j’en profiterai volontiers.»
«Être charrette», je l’avoue, je ne l’avais jamais encore entendu. On en rira peut-être, mais je suppose qu’il en est qui n’ont pas encore vu la mer ou qui ne sont pas montés en haut de la tour Eiffel. Pour les expressions, il en est de même: on ne parle jamais toute sa langue. Toutefois je connaissais «charrette» au sens de période intense de travail pour terminer à temps une commande, une tâche sous contrat (projet d’architecte, livre dont il faut envoyer le manuscrit ou les épreuves corrigées, travaux universitaires à finir avant la date fatidique de la rencontre avec le jury).
«Être charrette» renvoie donc à un monde d’activité intense, fondamentalement moderne en ce qu’il suppose de stress, d’emploi du temps surchargé, d’occupations multiples et contradictoires, se chevauchant, empiétant les unes sur les autres. Simmel, le philosophe allemand, disait que l’objet emblématique de la ville (de la vie) moderne, c’était l’horloge; on pourrait paraphraser le poème de Baudelaire: cette horloge comminatoire et omniprésente nous dit: «Ne soyez pas en retard! Souviens-toi qu’il faut travailler!»
Mais pour dire ce monde moderne, on va chercher un mot qui renvoie à un objet, la charrette campagnarde, chargée de fumier ou de fourrage, cahotante et grinçante, lentement tirée par des chevaux (ou des vaches). Bref, à un objet suranné pour la plupart des gens qui emploient l’expression et peut-être pour les agriculteurs eux-mêmes qui disent et utilisent (?) plutôt une «remorque» pour faire tandem avec le tracteur qui a remplacé l’antique attelage. Le mot «charrette» renvoie aussi à un autre mode de vie, plus calme (même si aussi dur et pénible): celui des travaux saisonniers, labours, semailles, moissons, vendanges, etc. Le paysan était charrette, lui aussi, à chaque saison: finir les foins avant les orages, faire les vendanges avant les premiers froids, les premières gelées. Entre temps, il pouvait souffler. De même pour l’étudiant ou l’écrivain: il pourra souffler et flâner quand la date fatidique et contraignante sera passée.
Mais l’homme (la femme) moderne est TOUJOURS charrette; pour lui, pour elle, ça urge tout le temps. C’est ce que montre l’emploi du verbe «être» auquel on peut donner sa pleine valeur à tout le moins existentielle, peut- être ontologique. On est pressé, à tous les sens du terme.
Ainsi, pour exprimer ce qui relève de la vie de maintenant, on va chercher un mot qui relève du temps et de la vie d’autrefois, désignant un objet quasi disparu. C’est comme une espèce d’hommage de l’homme des villes aux hommes des champs: il y entre peut-être aussi un peu de nostalgie, d’ultimes traces –choses vues, souvenirs de famille– d’un passé révolu. Le passé alors n’est pas totalement passé: il est encore dans la charrette des mots.
par Giorgione •
Deux collègues aménagent leur emploi du temps; l’une propose à l’autre un créneau supplémentaire de deux heures; en profitera-t-elle? «Je ne sais pas, répond-elle; mais si je suis charrette, j’en profiterai volontiers.»
«Être charrette», je l’avoue, je ne l’avais jamais encore entendu. On en rira peut-être, mais je suppose qu’il en est qui n’ont pas encore vu la mer ou qui ne sont pas montés en haut de la tour Eiffel. Pour les expressions, il en est de même: on ne parle jamais toute sa langue. Toutefois je connaissais «charrette» au sens de période intense de travail pour terminer à temps une commande, une tâche sous contrat (projet d’architecte, livre dont il faut envoyer le manuscrit ou les épreuves corrigées, travaux universitaires à finir avant la date fatidique de la rencontre avec le jury).
«Être charrette» renvoie donc à un monde d’activité intense, fondamentalement moderne en ce qu’il suppose de stress, d’emploi du temps surchargé, d’occupations multiples et contradictoires, se chevauchant, empiétant les unes sur les autres. Simmel, le philosophe allemand, disait que l’objet emblématique de la ville (de la vie) moderne, c’était l’horloge; on pourrait paraphraser le poème de Baudelaire: cette horloge comminatoire et omniprésente nous dit: «Ne soyez pas en retard! Souviens-toi qu’il faut travailler!»
Mais pour dire ce monde moderne, on va chercher un mot qui renvoie à un objet, la charrette campagnarde, chargée de fumier ou de fourrage, cahotante et grinçante, lentement tirée par des chevaux (ou des vaches). Bref, à un objet suranné pour la plupart des gens qui emploient l’expression et peut-être pour les agriculteurs eux-mêmes qui disent et utilisent (?) plutôt une «remorque» pour faire tandem avec le tracteur qui a remplacé l’antique attelage. Le mot «charrette» renvoie aussi à un autre mode de vie, plus calme (même si aussi dur et pénible): celui des travaux saisonniers, labours, semailles, moissons, vendanges, etc. Le paysan était charrette, lui aussi, à chaque saison: finir les foins avant les orages, faire les vendanges avant les premiers froids, les premières gelées. Entre temps, il pouvait souffler. De même pour l’étudiant ou l’écrivain: il pourra souffler et flâner quand la date fatidique et contraignante sera passée.
Mais l’homme (la femme) moderne est TOUJOURS charrette; pour lui, pour elle, ça urge tout le temps. C’est ce que montre l’emploi du verbe «être» auquel on peut donner sa pleine valeur à tout le moins existentielle, peut- être ontologique. On est pressé, à tous les sens du terme.
Ainsi, pour exprimer ce qui relève de la vie de maintenant, on va chercher un mot qui relève du temps et de la vie d’autrefois, désignant un objet quasi disparu. C’est comme une espèce d’hommage de l’homme des villes aux hommes des champs: il y entre peut-être aussi un peu de nostalgie, d’ultimes traces –choses vues, souvenirs de famille– d’un passé révolu. Le passé alors n’est pas totalement passé: il est encore dans la charrette des mots.