HISTOIRE
Une statue qui dissimule un corps momifié... Cette stupéfiante découverte révèle un pan méconnu de la religion bouddhiste le suicide rituel de grands maîtres. Une pratique qui pourrait encore exister aujourd'hui. Explications par Bernadette Arnaud
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DANS SA VITRINE, la statue d'un religieux aux vêtements laqués d'or, assis en position de méditation, aimante tous les regards. Clou d'une exposition organisée au Musée national d'histoire de Budapest, en Hongrie, elle fascine depuis quelques semaines tous les visiteurs, mais aussi les chercheurs. Car les scientifiques ont découvert, stupéfaits, que sous son apparence paisible, la statue dissimulait... le corps momifié d'un homme !
À l'origine de cette révélation, un examen de tomodensitométrie (CT-Scan) et une datation au radiocarbone de cette œuvre chinoise du XIe-XIIe siècle, Des analyses qui ont été réalisées en février par le Centre médical Meander d'Amersfoort (Pays-Bas), à l'occasion de l'étape néerlandaise de cette exposition itinérante, au Drents Museum, à Assen. « C'est dans ce pays que la statue en question a été intégrée à l'exposition, qui rentrait dune tournée de trois ans aux États-Unis. Elle a été prêtée par un collectionneur qui n'a pas souhaité se faire connaitre », explique Ildiko Pap, l'anthropologue responsable du musée de la capitale hongroise.
L'homme ainsi momifié se nommait probablement Zhang-gong Liuquan. Dans une vitrine adjacente figure en effet une sorte de coussin de méditation entouré de caractères chinois et constitué d'une longue bande de coton ou de chanvre enroulée sur elle-même. Il a été retrouvé sous le socle de la statue lors de sa restauration. Ces écrits, désormais associés à d'autres fragments de textes conservés à l'intérieur de la sculpture, ont permis d'identifier celui qui aurait vécu en Chine entre 1050 et 1100. « Il s'agit d'un maître bouddhiste, ce que confirme la présence d'un sceptre cérémoniel. Il faisait sans doute partie de l'
école Chan», estime Christine Barbier-Kontler, spécialiste des religions chinoises au Centre de recherche de l'Extrême-Orient de la Sorbonne (CreopS) à Paris. Ce courant religieux – plus connu sous son nom japonais,
Zen – pratiquait en effet une forme extrême d'ascèse. Le but : devenir un « Parfait », autrement dit un « bouddha en ce corps ». Un état que l'on atteint uniquement par un suicide rituel par le feu ou par un suicide rituel par le feu ou par automomification de son vivant. Une pratique difficile à imaginer puisqu'il s'agit d'abandonner son enveloppe corporelle en la réduisant, par le biais de jeûnes extrêmes, au simple état d'os et de peau, le tout en pleine conscience. « Une forme de cachexie extrême » résume le paléopathologiste et médecin-légiste Philippe Ourlien. Après plusieurs années de jeûnes intenses, parvenus à l'article de la mort, certains moines se faisaient enfermer dans un espace dans lequel ne filtrait qu'un mince filet d'air. Ils signalaient qu'ils étaient encore en vie en agitant une clochette. Quand celle-ci ne tintait plus, la tombe était scellée durant trois à vingt ans. Le corps du « bouddha vivant » était ensuite récupéré pour recevoir les soins des disciples. On procédait au laquage de la momie, généralement en la revêtant d'une étoffe de chanvre imprégnée, afin d'assurer sa bonne conservation.
Appelées « sokushinbutsu », les momies japonaises de religieux bouddhistes de l'école Shugendo sont au nombre de deux douzaines. Elles sont exposées dans des temples comme ici celui de Dainichi-D5, dans la préfecture de Yamagata, et entretenues par des moines.
Une implacable diète
Les règles alimentaires permettant la pratique de l’automomification sont mentionnées dans plusieurs textes bouddhiques anciens. Comme l'indique, dans le cas du Japon, l'enquête menée en 1967 par l'anthropologue Ando Kosei, « le candidat à la momification commence par une ascèse de 2000 jours [5 ans et demi environ], au cours de laquelle il s'abstient de manger riz, blé, deux variétés de millet, et avoine ». Soit les mêmes «
cinq céréales » que celles du régime diététique des taoïstes cherchant à atteindre l'immortalité. Ces derniers considèrent en effet les céréales comme des ciseaux qui coupent la vie » et « pourrissent les cinq viscères » [foie, cœur, rate, poumon, rein] et s'en interdisent la consommation. « Il restait donc le sarrasin, une autre sorte de millet, les haricots, les patates douces, les légumes verts. Régime dit de fruits et d'herbes », poursuit le sociologue, Au bout de trois ans, le moine ne conserve plus que les légumes verts, éliminant ainsi toute source de lipides... jusqu'à s'éteindre lentement, le corps totalement desséché. Un autre régime repose sur la consommation de végétaux sauvages, écorces et racines, ainsi que de plantes vomitives.
Cette pratique était le choix de grands maîtres bouddhistes parvenus au crépuscule de leur vie, mais aussi de plus jeunes comme l'atteste l'âge de la momie exposée à Budapest dont l'analyse des ossements a établi s'agissait d'un homme d'une quarantaine d'années. « Par ce lourd sacrifice, les corps ainsi transformés en statue faisaient entrer les moines dans une autre dimension : le don total de soi à sa communauté », commente Christine Barbier-Kontier. « Le moine Liuquan a été modelé en statue plusieurs siècles après sa mort », assure Ildico Pap.
Une pratique interdite au Japon depuis 1872
Ce sont les documents bouddhiques composant
La Biographie des moines éminents qui signalent le premier cas en Chine en 459 de notre ère. Ces pratiques ont en fait été suivies dans plusieurs écoles du bouddhisme chinois, ajoute Christine Barbier-Kontler. Aussi bien le courant de la méditation
Chan, que celui du Mont
Tiantai (Zhejiang) dont le fondateur, Zheyi, serait lui-même mort automomifié en 598. On les retrouve aussi dans les courants ésotériques et tantriques, tel que celui de la Terre pure, l'un des plus importants ». Entre le Ve et le Xe siècle, une cinquantaine de cas ont été dénombrés. En Chine, les autorités adeptes du confucianisme – l'un des grands courants philosophiques et moraux chinois – ont toujours été horrifiées par ces comportements bouddhiques qui furent introduits au Japon dès le VIIIe- IXe siècles par le fondateur de l'école Shugendo (« Voie de l'Acquisition des pouvoirs par l'ascèse »), où les adeptes de ce rite prirent le nom de Yamabushi ou Shugen. Ces rites se seraient propagés ensuite au Tibet, Viet-Nam, Corée ou Thaïlande entre les XIIe et XVe siècles. Avant d'être totalement interdits au Japon en 1872, sous l’ère Meiji,
Comment l'existence de ces traditions secrètes a-t-elle été révélée ? Dans le cas du Japon, c'est paradoxalement par l'entremise de missionnaires portugais. « Ce cérémoniel a été décrit pour la première fois par le jésuite Luis Frois dans une lettre datée de 1583 », explique dans un article Anne Bouchy (CNRS), l'une des très rares spécialistes de ces rituels. Considérant ces traditions comme démoniaques, les religieux portugais avaient en effet entrepris d'interroger d'anciens moines bouddhistes convertis au christianisme qui avaient fini par se confier en décrivant le déroulement de ces pratiques transmises sous le sceau du secret. « Mais ces textes portugais ne furent pas pris en compte avant le XXe siècle », poursuit la spécialiste. Au Japon, ils n'ont été officiellement étudiés qu'à partir de 1936, et les quelques momies retrouvées dans des sanctuaires et temples ne l'ont été qu'au détour des années 1970. À l'heure actuelle, une vingtaine de momies de moines ont été identifiées entre la Chine, le Japon, le Viet-Nam, ou encore la Thaïlande. Des personnages extrêmement vénérés comme c'est toujours le cas au sommet du pic de Dongyan, en Chine, où un sanctuaire recèle la momie statufiée d'un moine de l'école Wuxia, mort en 1619.
Depuis sa mort il y a plus de vingt ans, le corps du moine Loung Pordaeng est exposé dans un cercueil de verre au temple de Kunaran (Thaïlande).
Découverte en Mongolie en janvier, cette momie de moine en position du lotus, vieille de 200 ans, est en cours d'analyse au Centre d'expertise médicolégal d'Oulan Bator,
Un cas signalé à Tokyo en juillet 2010
Mais le plus extraordinaire est sans doute que ces rites pourraient bien perdurer! En effet, la dernière automomification semble avoir été celle de Si Hang décédé en 1954 à Taipei (Taiwan). Après avoir été conservé dans deux jarres de grande taille hermétiquement scellées et disposées l'une sur l'autre, le corps en a été extrait en 1959. « La peau était restée souple ainsi que les tendons », précise Christine Barbier-Kontler. Placé en position du lotus par ses disciples, il a alors été enduit de laque et plaqué de feuilles d'or avant d'être vénéré par une foule immense.
Mais en juillet 2010, la presse japonaise a fait état d'un étrange fait divers : la découverte du corps momifié d'un homme dans un appartement de Tokyo, et dont la petite fille a révélé à la police qu'il « avait décidé de devenir bouddha vivant ».les spécialistes se posent donc légitimement la question de savoir si, malgré tous les interdits, un – ou des – moine ne serait pas en ce moment même en train de s'infliger, quelque part dans une montagne d'Extrême-Orient, cette terrible épreuve
Reste également aux spécialistes et enquêteurs à déterminer l'origine de la statue chinoise exposée à Budapest et les circuits qui lui ont permis de se retrouver dans les mains d'un collectionneur privé, qui affirme l'avoir achetée en toute régularité aux Pays-Bas en 1996. Pour l'heure, le mystère est entier. Une rumeur a fait état ces dernières semaines de son « exfiltration » de République populaire de Chine pendant la très destructrice Révolution culturelle (1966-1976) mais une information publiée le 22 mars dans le quotidien Chine nouvelle semble dénoncer des faits beaucoup plus récents.
Des habitants du village de Yang-chun, dans la province du Fujian, affirment en effet que la photo publiée dans la presse serait celle d'une œuvre volée en 1995 dans l'un des temples de la région. Les voleurs connaissaient-ils son secret et, partant, sa valeur ? Car il semble exister un réseau international illicite concernant ces très rares momies. Ainsi, par une extraordinaire coïncidence, la police a intercepté en Mongolie le 27 janvier la dépouille d'un lama tibétain automomifié, dérobée dans des grottes de la région de Kobdsk. Il allait être vendu au marché noir dans le district de Songino Khairkhan, près de la capitale Oulan Bator Il reste beaucoup à découvrir sur ces pratiques extraordinaires.