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Le premier anti-dépresseur : l'amphétamine dans la médecine étasunienne

Sorence

zolpinaute de la sapience
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11 Oct 2022
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Salut, les débats du jour sur le forum m'ont rappelé cet exposé que j'avais fait sur un super article de Nicolas Rassmussen, un historien de la biologie qui s’intéresse particulièrement à l’histoire de l’amphétamine, des essais cliniques et de l’abus de drogues.
L'article est en anglais, je vous invite à le lire si vous maîtrisez cette langue, car il est passionnant. Je peux l'envoyer aux personnes intéressées.

Rasmussen, N. 2006. « Making the First Anti-Depressant: Amphetamine in American Medicine, 1929-1950 ». Journal of the History of Medicine and Allied Sciences 61 (3): 288‑323. https://doi.org/10.1093/jhmas/jrj039.

Pour les autres, voici le résumé que j'en avais fait, j'y laisse mes critiques (exercice obligé) :

Objectifs de l’article


Constat : l’usage massif des anti-dépresseurs et des anxiolytiques est aujourd’hui un symbole du pouvoir de l’industrie pharmaceutique sur les théories médicales psychiatriques.
La thèse couramment admise est que l’influence prédatrice des grandes firmes sur la recherche n’a jamais été aussi grande, et a commencé dans les années 60, avec l’apparition des anti-dépresseurs IMAO et IRS, ou de la fin des années 50, avec celle des benzodiazépines grand public.
À cela, Rassmusen objecte que cette vision ignore une partie de l’histoire qui se passe plus tôt, entre les années 30 et 50, avec l’apparition de l’amphétamine.
L’objectif de cet article est de montrer comment l’invention de l’amphétamine, puis son développement et sa commercialisation procèdent de logiques commerciales, et comment cette histoire a façonné celle de la psychiatre. Par ce faire, il met en lumière la complexité historique des liens entre la recherche médicale et l’industrie pharmaceutique, et il souligne l’importance de la nuance dans l’interprétation du passé.

Méthode


Pour illustrer son propos, l’auteur se concentre sur l’histoire de la création de l’amphétamine à partir de celle de son créateur, Gordon Alles, et de la firme SKF. C’est une perspective unipolaire qui cherche à décrire un processus, en écartant par exempe les actions des autres firmes qui peuvent sembler contradictoires. On est donc plus dans le quali que dans le quanti.
L’auteur ne donne aucune indication sur la méthode mise en place dans ses recherches. Certaines sources sont indiquées sous formes de notes de bas de page, sans qu’on sache si l’auteur s’en est servi dans la construction de l’article ou s’il les indique en lectures complémentaires ; on y trouve des articles de l’époque et des ouvrages contemporains traitant de la même période.

Le texte est divisé en cinq parties.
- L’auteur commence par donner quelques indications historiographiques pour expliquer sa démarche. Puis il raconte l’histoire de l’amphétamine :
- les événements précédant sa découverte et le contexte dans lequel elle s’inscrit,
- les stratégies déployées par la firme qui en a acheté le brevet pour trouver une indication à cette nouvelle molécule, d’abord dans les mêmes domaines que les analogues de l’amphétamine, puis en élargissant les recherches,
- un focus sur le cas d’un neuropsychiatre, Abraham Myerson, l’un des premiers chercheurs enthousiasmés par la molécule,
- enfin, une fois l’indication trouvée, la stratégie commerciale déployée par SKF.
La conclusion reprend des éléments du texte pour souligner les points importants selon l’auteur.

Rôle des considérations commerciales dans le développement de l’amphétamine


- Lorsque l’amphétamine apparaît, ça fait deux décennies que les élites médicales imposent aux entreprises de nouvelles exigences d’efficacité. Pour y répondre, des partenariats se forment entre les chercheurs et les formes pharmaceutiques. L’amphétamine naît donc dans le contexte de cette collaboration : pour pouvoir la commercialiser, il faut prouver son efficacité.
- Elle est inventée par Gordon Alles au cours d’un marathon commercial pour produire des substituts à l’adrénaline et à l’ephedrine, médicaments utilisés localement pour leurs effets sur les tissus (bronches, vaisseaux sanguins…), ils ont un grand succès et la concurrence est rude.
- L’amphétamine a peu d’efficacité pour les indications précédentes et est alors commercialisée sous une forme orginale (inhalant) afin de compenser ce peu d’efficacité, sous le nom de Benzedrine.
- Comme une forme originale n’est pas suffisante pour générer des ventes satisfaisantes, la firme qui a acquis le brevet (SKF) fait tester ses effets dans un large éventail de spécialités médicales (douleurs menstruelles, rhume des foins…), à l’aide d’un vaste réseau de collaborateurs cliniques plus ou moins financés. Les résultats, souvent décevants, ne sont pas publiés.
- Ces recherches ne concernent pas que l’efficacité ; elles sont commercialement orientées : par exemple, prouver l’inocuité de l’amphétamine sur les tissus permettrait d’enlever la mention « ne pas surdoser » qui fait peur aux patients.
- Des neuropsychiatres remarquent un effet dynamisant sur les patients dits neurasthéniques (fatigue, anxiété, perte de joie de vivre). La détection de cet intérêt entraîne la réorganisation des efforts de parainages et de communication sur cette spécialité, et en particulier sur la dépression. Des recherches sont financées et les résultats sont publiés.
- Ce positionnement de l’amphétamine dans le champ de la neuropsychiatrie implique que SKF ne tentera pas de la commercialiser pour d’autres indications, telles que l’amélioration des performances ou la perte de poids, car cela pourrait nuire à la crédibilité du médicament ou attirer l’attention sur son potentiel d’abus. D’autres firmes le feront, plus tard.
- Une fois le produit commercialisé, dans ses efforts publicitaires à l’intention des praticiens de proximité, SKF élargit la notion de dépression légère – ce pour quoi l’amphétamine est indiquée – à des symptômes communs à de nombreuses affections mentales (comme l’hypocondrie, qu’ils définissent comme le fait de se plaindre de maux injustifiés dans le ventre et la poitrine, donc en fait les somatisations). Ils ciblent les patients majoritaires des praticiens non-spécialistes (jeunes mères, malades chroniques) afin de maximiser les ventes.
Conclusion : peut-être la médecine serait-elle arrivée par elle-même à ce résultat. Mais on ne pourra jamais savoir ce qu'il serait advenu de l'amphétamine si l'industrie n'avait pas joué un rôle aussi actif dans son développement clinique.

Impact du développement de l’amphétamine sur le champ psychiatrique


- Le financement des travaux des neuropsychiatres enthousiastes met en avant les théories d’Abraham Myerson, qui voit l’ « anhédonie » (absence de plaisir) comme symptôme principal des névroses et l’explique par la disparition du sentiment d’énergie vitale.
→ C’est une notion nouvelle, qui aboutit à une théorie de la neurasthénie comme déséquilibre entre les centres stimulants et dépressants du cerveau que l’amphétamine pourrait compenser. Cette théorie n’a plus cours aujourd’hui, mais elle résonne avec d’autres plus actuelles telles que l’équilibre entre les systèmes glutaminergiques et gabaminergiques.
- Ainsi les efforts publicitaires de SKF définissent la dépression (au détriment de la neurasthénie) et modifient sa prévalence en affectant le regard des médecins sur leurs patients.
- L’anhédonie de Myerson survit à son créateur et à la baisse de popularité de de l’amphétamine. Elle est présente dans les éditions ultérieures du DSM comme symptôme de la dépression. Les anti-dépresseurs suivants ont dû démontrer leur efficacité sur ce critère.

Relecture de l’histoire


- On a tendance à considérer qu’avant les années 60, le champ psychiatrique en Amérique était divisé en deux camps opposé : celui du soin par la parole (psychanalyse) et celui de la psychiatrie asilaire (contention), aucun n’utilisant de médicaments dans un but thérapeutique. Une telle vision ne laisse aucune place historique au succès de l’amphétamine dans les années 40-50.
- Or la réalité était bien plus nuancée, entre des psychanalystes incluant l’approche biomédicale et des médecins de proximité tentant de soigner avec tous les moyens possibles. Par exemple, pendant l’entre-deux-guerres, le courant de la psychobiologie d’Adolphe Meyer considérait que le corps et l’esprit ne font qu’un, et intégrait toutes les approches existants dans un renouveau théorique ecclectique dont Abraham Myerson est un bon représentant. Les tenants de ce courant ne rejetaient ni la psychologie ni l’approche biomédicale, et ils avaient toutes les clefs en main pour introduire l’utilisation de médicaments psychotropes dans le soin psychiatrique. C’est en acceptant cette nuance que l’on peut reconnaître et comprendre le succès de l’amphétamine comme traitement contre la dépression.
- Comprendre ce succès, c’est aussi mieux comprendre les ramifications des débats contemporains : ainsi on peut voir que les logiques de marché dans la recherche et la biomédicalisation des humeurs ont des racines plus anciennes et complexes qu’on ne l’avance ordinairement.




Critiques personnelles : pas compris le rôle de l’American Medical Association, SKF recherche son agrément et il semble très important pour donner un gage de scientificité à la firme, mais la Benzédrine était commercialisé avant et elle l’a été plus tard en dehors des indications de l’AMA, alors dans quelle mesure l’approbation de l’AMA était-elle indispensable ?
Arrivé à la fin de l’article je me demande pourquoi cette question n’a pas été étudiée plus tôt, qu’est-ce qui change dans l’approche de Rassmussen, a-t-il ouvert des archives inédites, en quoi est-ce que sa méthode ou son parcours peuvent expliquer que son regard se pose à un endroit différent ?

En ouverture, il serait intéressant de continuer l’histoire de l’amphétamine en montrant en quoi elle a participé aux théorisations de la folie :
- Le fait, tôt remarqué, qu’elle empire les symptômes des patients schizophrènes et anxieux.
- Les descriptions de plus en plus nombreuses de « psychose amphétaminique » en cas d’abus qui la font un moment considérer comme psychomimétique (imitant les maladies mentales).
- La compréhension de son rôle sur le cerveau comme agoniste de la dopamine, couplée à la compréhension des psychédéliques comme agonistes de la sérotonine, et surtout des neuroleptiques comme antagonistes de la dopamine et de la sérotonine, façonnent une vision du délire comme un déséquilibre cette fois-ci dans le sens de l’excès des systèmes dopaminergiques et sérotoninergiques.
 
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