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Hochschild et le travail émotionnel

Sorence

zolpinaute de la sapience
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11 Oct 2022
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Arlie Russell Hochschild est une sociologue américaine, née en 1940, qui a ouvert la voie à la "sociologie des émotions". Ce topic sera essentiellement tiré de mes notes de lecture de son livre Le Prix des Sentiments, écrit en 1980, où elle propose à la fois sa théorie sociologique, et une application dans l'analyse du travail des hôtesses de l'air. Je vous le propose d'abord parce que c'est très intéressant, parce que je pense que ça peut être utile à chacun pour mieux (se) comprendre, et ensuite parce qu'il y a sûrement des réflexions utiles à en tirer pour nos pratiques d'usages de drogues et d'échanges à leurs propos.

D'abord, il faut comprendre qu'il y historiquement plusieurs façons de penser les émotions.
Dans la perspective "organiciste" (Freud, Darwin, William James), l'émotion est un instinct, ou une énergie, qui vient de l'intérieur. Elle est fixe, et commune à tous. L'introspection est une activité passive, et l'émotion se gère à l'extérieur. Cette perspective s'intéresse souvent aux origines des émotions, dans l'individu.
Dans la perspective "interactionniste" (Dewey, Mill, Goffman), on s'intéresse surtout aux significations accordées aux sentiments, par des individus ancrés dans des groupes sociaux. L'introspection modèle ces significations, c'est actif. Gérer les émotions participe à les créer. Cette perspective s'intéresse souvent aux variations entre groupes sociaux.

Arlie Hochschild (je répète son prénom parce que je l'aime bien, mais pour lui rendre justice il faudrait dire : Hochschild, comme on dit Freud ou Becker) voie bien l'intérêt de la perspective interactionniste, mais ça ne répond pas au problème de la source des émotions (les sociologues, en général, s'intéressent peu aux sources). C'est-à-dire que les émotions ne sont pas des pures conventions ; pour les gérer, il faut bien avoir quelque-chose à gérer. Elle tente donc une voie médiane qui concilie organicisme et interactionnisme. Cette voie ne sort pas de nulle part : en plus de s'appuyer sur els travaux antérieurs, Arlie Hochschild a mené des enquêtes par questionnaire avec des questions ouvertes, où elle demandait à des personnes de décrire certaines situations ; puis elle analysait ensuite les réponses pour relever, par exemple, des désaccords entre les sentiments et les règles de sentiments (explications dans la suite).

Pour ce faire, elle va d'abord analyser l'émotion dans la vie privée.

Les sentiments sont des indices. Chaque émotion nous signale notre position face à un événement, ce que nous mettons de « nous-même » dans l’acte de voir l’« autre ». Ça traduit un « là d’où je suis ».
On oppose traditionnellement les émotions à la rationalité, alors que les émotions renseignent sur le monde et sur soi : de fait, elle permettent une rationalité. En cela, Arlie Hochschild est bien féministe : un courant qui n'aura de cesse de remettre en valeur les réalités jusque-là dites féminines et rejetées du monde intellectuel.
Ces signaux sont malléables (on les produit), et perméables à la culture.

La gestion des émotions peut se comprendre comme le jeu d'un acteur. Il y a deux grandes façons de jouer (au théâtre) : la première, le "jeu en surface", où l'on a l'air de ressentir (dans les comédies par exemple, où tout est exagéré). La seconde, pronée par un type nommé Stanislavski, c'est le "jeu en profondeur". Il s'agit de susciter en soi l'émotion, par exemple en utilisant sa mémoire affective.
Au quotidien aussi, nous utiliser ce "jeu en profondeur" : par exemple, pour essayer d'être moins jaloux ; pour compatir à un ami dans la déveine, pour rester amoureux malgré les années.
Ce jeu, cette gestion demandent des efforts, et ces efforts engendrent des tensions entre ce que l'on ressentait initialement et ce que l'on cherche à ressentir. Des conséquences de ces tensions peuvent être de perdre confiance en ses émotions comme signal, de douter de son identité...

À chaque contexte correspond des règles de sentiments. L’émotion participe aux rituels sociaux : être heureux à son propre mariage, triste lors d’un décès, compatir à douleur… C'est rare que les émotions d'un individu correspondent parfaitement aux règles de sentiments du contexte, et chacun va plus ou moins ménager sa marge en fonction de ses intérêts.
On repère facilement une convention émotionnelle à une discordance entre "ce que je ressens" et "ce que je devrais ressentir". Elles peuvent être liées à un timing, à un lieu, à un événement... Et leurs interprétations peuvent être différentes, ce qui mène à des conflits. Un exemple qui me vient en tête, c'est les églises : maison du seigneur accueillant tout le monde tel qu'il est, mais aussi lieu de recueillement et de soumission à la divinité et aux normes de sa religion ; on aura ainsi fréquemment des conflits entre un groupe enthousiaste et bruyant, et un prêtre veillant à la sérénité du lieu.
L'entourage aide à gérer les émotions en incitant, en réprimant, en offrant des modèles... dans une certaine mesure, on peut gérer l'émotion d'un tiers. Par exemple : rester impassible pour rassurer l’enfant, se forcer à jouir pour contenter le partenaire.
Les performances émotionnelles sont d’autant plus remarquables dans les rôles durables : entretenir l’amour pour le conjoint, l’enfant, le parent vieillissant… L’intimité peut être vue comme un refuge, mais elle a ses propres devoirs émotionnels.
Les attentes envers le respect des règles de sentiments varient : cela concerne surtout les femmes, et les classes moyennes/suppérieures. 

Les échanges sociaux sont aussi des échanges de dons de sentiments : ainsi on rétribue, on dédommage, on rend hommage. Je cite : « Faire semblant, c’est affirmer à l’autre son respect, c’est faire une offrande ». Dans ce contexte, le jeu en profondeur a bien plus de valeur que le jeu en surface. Ces échanges peuvent être l’expression d’un lien : plus les liens sont profonds, plus les dons sont importants et dissimulés ; plus on s'efforce de jouer en profondeur.
On tient inconsciemment un compte des donnés et des reçus. Je cite : « J’oublierai ton désarroi dans les rassemblements si tu ignores mon poids ; je t’aiderai dans ta peur de l’inconnu si tu m’aides à cesser de me mettre en danger ».
Dans ce contexte, l'absence d'émotion appropriée est une forme de non-paiment. Quand on n'arrive pas à jouer, le reconnaître est déjà une forme de rétribution, au moins on a conscience de l'échange ("je suis désolé·e de trouver ça drôle, hahaha. Désolé·e. Nan en vrai je compatis mais... haha"). Simplement ignorer l'échange est la pire insulte ("?"). Des désaccords sur les échanges de sentiments peuvent mener à celui d'être lésé, à des conflits, etc.
À noter qu'on accepte et attend des contribtions plus élevées des personnes ayant des statuts sociaux inférieurs. Par exemple, on attend plus de dons de sentiments de la part des femmes que des hommes (ça se manifeste en particulier dans le couple hétéro), ou d'un employé de bureau envers son patron que l'inverse. Ces points vont être développés dans la partie suivante :

Le travail émotionnel dans la vie publique

On parle de "transmutation des sentiments" quand la gestion des émotions devient monnayable, avec des règles imposées et des échanges sociaux imposés. Pour illustrer cela, Arlie Hochschild a mené une grande enquête sur les hôtesses de l'air.

Un peu de contexte : jusque dans les années 80, aux USA, les tarifs des avions étaient fixes. La concurrence ne se faisait donc pas sur les prix mais sur les services. Les hôtesses de l'air étant la zone de contact entre l'entreprise et les clients, ça reposait sur elle de tenir les promesses de leurs employeurs (ponctualité, tranquilité, amabilité…). Les promesses d'une unique compagnie pouvaient aussi se répercuter sur tout le secteur : par exemple, la sexualisation des hôtesses de l'air était la stratégie commerciale d'une compagnie, mais a entraîné des attentes supplémentaires envers toutes les hôtesses.
Forcément, quand tout repose sur la qualité du service, les clients peuvent attendre un service de meilleur qualité, et donc ont un droit supplémentaire à être déçus. Par exemple : piquer une crise parce que le troisième rhum-coca ne vient pas assez vite. La règles de sentiment devient plus haute : l'amabilité spontanée ne suffit plus à y souscrire. Les hôtesses doivent jouer en profondeur l'amabilité, la patience, la disponibilité requises par leur métier.

Ainsi, le critère de recrutement des hôtesses de l'air est leur capacité à revêtir une personnalité (différente selon les compagnies : sobre et convenable, moderne et enjouée...), à jouer sans effort apparent (avoir du "naturel"). La formation est hyper-exigeante : à temps plein, impliquant un déracinement géographique, et de considérer son entreprise comme sa famille. Ces exigences préparent les futures hôtesses à accepter des ingérences plus intimes (sur leur poids, leur apparence, leurs mœurs, leurs sentiments).
On leur apprend le jeu en profondeur : par exempe, se convaincre que la cabine de l'avion est un salon plein d'invités, que les clients grossiers sont des enfants malheureux. Les faits sont transformés : un gros problème devient un incident. On les encourage à évacuer discrètement la colère, par exemple en déchirant un mouchoir à l'arrière de l'avion plutôt qu'en renversant son troisième whisky-coca sur le connard énervé. La gestion est aussi collective : les hôtesses doivent s'influencer mutuellement et positivement, ne jamais faire monter la sauce de la colère.

Mais le client, lui, a le privilège de pouvoir montrer ses véritables sentiments : il n'a pas l'obligation de rendre les dons qui lui sont fait. Quand il n'y est pas réceptif (de l'indifférence à la grossièreté), l'échange est brisé et le travail devient plus difficile.
La précarisation des conditions de travail, liée à la dérégulation des prix, met également en difficulté le travail émotionnel des hôtesses de l'air.
Comment alors gérer l'écart entre ce que l'on ressent et ce que l'on affiche ? Arlie Hochschild repère trois tactiques : l'hyper-identification (qui mène généralement au burn-out), la dissociation (qui produit une impression de facticité jusque dans la vie privée), et la virtuosité (fruit d'une attitude cynique).

Les caractéristiques d'un travail émotionnel sont donc le contact avec un public, la production d'émotions chez un tiers, et la supervisation d'un employeur (il faut deux critères sur trois).
Un exemple sur le principe inverse du travail des hôtesses de l'air, c'est celui des agents de recouvrement. Ceux-là (ce sont surtout des hommes) vont monnayer (transmuter) leur implacabilité, leur agressivité, leur ruse. Par exemple : imaginer le client endetté comme un paresseux afin d'en avoir moins pitié.
Entre ces deux extrêmes, il y a beaucoup de métiers : caissier, secrétaire, thérapeute... Je cite : « Ainsi les psychiatres, les travailleurs sociaux et les pasteurs sont supposés se sentir concernés, compatissants ; mais ils doivent éviter de trop aimer ou détester ».
La fierté qu'on peut ressentir à accomplir ce genre de prouesse est amenuisée par les ingérences des supérieurs : les codifications trop précises, les questionnaires de satisfaction, en réduisant l'autonomie des employés, déqualifient leur travail émotionnel.
Il faut distinguer le fardeau émotionnel, qui consiste à devoir oublier ses émotions, du travail émotionnel, qui consiste à devoir les moduler. Je cite : « Les emplois imposant un fardeau émotionnel sont dans toutes classes sociales. Mais il y a probablement moins de métiers demandant une transmutation réelle de la vie émotionnelle dans les classes populaires (exceptions : portier d’hôtel de luxe, prostituée…). La grande majorité des travailleurs émotionnels ont des emplois les situant dans la classe moyenne ».
On peut voir alors une reproduction sociale dans le fait que les classes moyennes tendent à plus éduquer leurs enfants sur la gestion des émotions, que les classes populaires (ce qui est montré par des travaux tels que ceux de Neil & William Smelser, Basil Bernstein et Melvin Kohn).

En ce qui concerne les relations entre genre, statut et sentiment : les femmes ayant généralement moins de ressources matérielles, elles exploitent plus volontiers leurs ressources émotionnelles. Dépendantes des hommes, surtout dans les classes moyennes (bon, le livre date des années 80, c'est un peu différent aujourd'hui, mais pas complètement non plus), elles développent de plus grandes compétences d'adaptation à l'autre. En particulier dans le couple hétéro, l'amour dissimule la subordination (à rapporter au "travail fantôme" dont parle Ivan Illitch).
Les attentes envers les femmes sont également plus grandes. Pour un même comportement, une femme est perçue comme plus "froide" ; on attend d'une femme "normal" plus de tact, d'attention et de valorisation que d'un homme "normal".
Un statut plus bas implique que vos sentiments ont moins d'importance, et le genre est lié au statut. Par exemple, les hôtesses de l'air reçoivent moins de respect que les stewarts (de l'air).
La récupération de ces codes de la féminité par les entreprises ont des conséquences très délétères sur l'identité et la sexualité des employées. Elles vont par exemple ne pas réussir à moins jouer dans le cadre intime, ou ressentir toutes leurs propres émotions comme fausses.

Ce qui est rare est précieux. Avec le développement du secteur tertiaire, le passage à une société de service, et la plus grande mobilité sociale, la fausseté devient une capacité basique. Le « vrai moi » devient précieux (et paradoxalement, on trouve des manuels pour le retrouver : qui sont encore des règles de sentiment).

Voilà voilà.
 
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